Le petit toubib est entré
encore plus pâle qu'à l'accoutumée, presque verdâtre, coiffé en
pétard, comme toujours, ses tifs en cratère autour de sa vaste
calvitie précoce, comme s'il sortait de son lit. Pas un bavard celui
là. Une semaine avant, on avait percé ma poitrine, pour voir. « On
ne comprend rien » dit t'il, « c'est dans votre
cœur et ça a la forme d'une tête de taureau ». « Avec
les cornes? » J'ai demandé. « Avec les cornes ».
Il est reparti avec l'air emmerdé qu'il a toujours, mais un peu plus
emmerdé, ajoutant qu'il allait en parler à Bordeaux. J'étais bien
avancé. Ici, quand on ne sait pas, on en parle à Bordeaux.
Depuis que je suis à la
retraite, j'ai du mal à monter les escaliers, le souffle court
aussi. Alors, j’ai presque arrêté de fumer et fait construire un
agrandissement, chambre, salle de bains, toilettes, télé,
bibliothèque, bureau pour mon ordi, une manière de chambre
d' hôpital, plus spacieuse, une suite plutôt, car je n'ai
aucun soucis d'argent, très claire et ouverte sur les arbres du parc
que Maria aimait tant, par de vastes baies vitrées. Le bureau d'en
haut est fermé, ainsi que les chambres et les salles de bains.
Personne ne vient plus me voir, et je m'en fous. A l'exception de
Tonio et de Gina.
Ma fille fait sa vie en
Australie avec un abruti, incendié de la tignasse, bouffeur
d'aborigènes, de couilles d'agneau qu'il castre avec les dents, de
crocodiles et de kangourous. Elle dit que depuis que sa mère est
morte, elle ne peut plus venir ici, et puis, il y a MSN. Tu parles,
il y a quinze ans que Maria est morte et notre fille n'a même pas
pris la peine de venir, alors qu'elle fait ses courses à Londres. Le
flamboyant est du style propriétaire terrien opulent. Et comme il ne
m'a jamais invité, ni elle, il est vrai, je ne suis pas allé là
bas. J'aurais pu, mais je n'aime pas les mygales, elles me font peur,
tout comme les serpents, sans parler des crocodiles ni des requins.
J'aime encore moins sa grande gueule de « bushman ».
Donc, je regrette, sans plus; sans moins non plus, car elle ressemble
à Maria.
Ici, depuis quinze ans
aussi, Gina fait le ménage, tous les jours et prépare mes repas.
Elle ne prend jamais de vacances Gina, elle est seule, comme moi.
Alors, d'une certaine façon, chez moi, c'est chez elle. Toutes les
semaines, elle nettoie l'étage à fond, « pour que ça ne
s’abîme pas ». Quand je ne l'entends plus dans la chambre du
haut, je devine qu'elle regarde mes photos de torero. Celle de mon
toro de présentation de novillero à Madrid où on m'emporte à
l'infirmerie en toute hâte. Maravilla, il s'appelait ce toro! Une
« puerta gayola » et le toro en plein buffet. La
corne est passée près du cœur et s 'est promenée dans un
poumon. Ça la faisait pleurer Gina, de me voir les bras en croix,
dans mon beau costume. « Vous auriez pu mourir ».
J'aurais pu. Alors, nous faisions l'amour.
Après le coup de corne,
j'ai repris mes études de droit puis fait l'avocat, comme mon père
dont j'ai repris l'opulent cabinet. Une vie normale, très aisée de
notable du Sud Ouest, avec Maria, jusqu'à ce qu'elle me laisse, au
bord de la route, et que Gina me recueille. Je n'ai plus retouché
une cape, même pas en « tentadero ».
Tonio n'a plus ni père
ni mère. Il vit chez sa tante dans un campement de gens du voyage
comme on dit. « Je peux entrer? » m'avait t'il
dit un jour. Comme ça. Je lui ai dit "oui, si tu me piques rien".
Depuis, il vient tous les jours le Tonio, après l'école, les autres
jours aussi. C'est sur son chemin de vers nulle part. Gina lui donne
son goûter, puis il s'assied avec moi dans mon bureau du bas, parmi
les livres. Il réfléchit parfois intensément, et sa tête se fripe
comme un pruneau. Sa passion serait de voir mon coup de corne. « T'as
eu un trou ? » me dit t'il. Aujourd'hui il a ajouté:
« Je te dis Gina, elle ne dit que des conneries »,
comme pour se rassurer. Il me raconte aussi ses
histoires de 6éme, la prof de français qui l'emmerde, un gros tas
de Louis qui le traite de « gitous », et une
petite qu'il aimerait embrasser, mais elle l'évite. Elle est
« bourge » me dit t'il. Il a de bonnes notes
Tonio, pourtant je ne le vois jamais travailler, je paie sa cantine,
les fournitures scolaires et Gina s 'occupe de l'habiller, à
mes frais. On avait essayé de l'envoyer dans une espèce de colonie
de vacances, mais assez évoluée, Il ne voulait pas dormir dans le
dortoir. Ils l'ont retrouvé plusieurs nuits dormant sur la dune, et
nous l'ont renvoyé. Il me dit qu'il travaille la nuit dans la
caravane. En fait, je ne lui ai jamais rien demandé, c'est ainsi. Sa
tante le reprend vers 19 heures, quand elle rentre de la ville. Elle
siffle un bon coup, au portail, et n'a jamais voulu entrer. Tonio
avait dit, un jour, « elle picole tatie, parce qu'elle est
triste et ne sait pas lire ». Il ne sait pas encore que les
riches, qui savent lire picolent aussi, parce qu'ils peuvent être
aussi tristes, ou qu'ils s'ennuient, sans les soucis des pauvres.
Gina lui donne des provisions et souvent le repas du soir. Tonio, dit
« bon j'y vais. Qu'est ce que tu nous as fait à manger ce
soir Gina? ». Maria savait siffler aussi, très fort, bien
plus fort encore, elle avait appris ça au « campo »,
pour rappeler les chiens.
Depuis que les cornes ont
poussé, j'ai de très fortes quintes de toux, et parfois, le sang me
vient à la bouche. Alors je suis allé chez le notaire et ai réglé
mes affaires, comme on dit. Une pension pour Gina équivalente au
salaire que je lui verse, jusqu'à sa retraite, et le droit
d’occuper la maison et aussi de quoi surseoir aux besoins éducatifs
et autres du Tonio. J'ai aussi laissé une lettre d’explications
pour ma fille. Lorsque je suis rentré, j'étais soulagé. J'ai tout
expliqué à Gina, sans grandes précautions, comme toujours, où
trouver les papiers, surtout. Elle a pleuré. Alors je lui ai
demandé de rester cette nuit avec moi. Elle est maintenant un peu
grassouillette, mais son corps est soigné, tiède et doux et sent la
savonnette. Elle m'a pris dans ses bras et j'ai pleuré doucement, à
mon tour, avant de m'endormir.
Le matin, j'ai décidé
de partir. J'ai téléphoné à Javier, le père de Maria. « Bonjour
Javier, j'arrive ». « Tu es chez toi fils »,
il m'a dit, comme toujours. Chez moi, c'est chez Maria, dans le Campo
Charro, où Javier maintient toujours à grands frais une lignée de
toros dont les vedettes ne veulent pas. Il avait envisagé de
détruire son troupeau au profit d'un sang plus commercial. Maria lui
avait dit que s'il faisait cela, elle ne remettrait plus les pieds à
« Las Encinas ». C'était sûrement faux, mais il n'avait
pas voulu prendre le risque. Maria était son enfant unique et il
était veuf. Gina avait préparé ma valise, comme toujours avec des
« emmenez ceci, emmenez cela, il fait froid là bas ».
Avant je la laissais faire et partais avec 50 kilos de bagages quelle
que soit la durée du séjour. Je lui ai dit, je n'ai besoin de rien,
cette fois ci. Elle m'a accompagné jusqu'à la voiture, et m'a fait
un signe de la main lorsque j'ai démarré. Elle pleurait.
Il faudrait que je
demande à Javier, mais en fait, cela n'a plus la moindre importance,
comment, après mon bac, j'ai pu débarquer chez lui, pour une année
sabbatique. Mon père ne me l'a jamais dit, mais il avait arrangé
sûrement l'affaire pour me féliciter de mon beau succès. Le fait
est que j'avais débarqué au premier tentadero chez lui, dans une
tenue de campo parfaite, neuve de pied en cap, capes et muletas
flambant neuves et pliées. On aurait dit une "figurita" en visite.
Javier il m'avait dit," je peux te prêter une cape et une muleta qui
ont servi, et tu n'as pas un autre costume?" . Trois apprentis me
regardaient en rigolant, mais discrètement, on ne sait jamais.
J'avais bien vu qu'ils se foutaient de moi. Maria me faisait face, je
m'en souviens comme d'hier adossée à un burladero, contre une cape
complètement ruinée. Elle me regardait avec du rire dans ses yeux
de nuit. « Je vais arrêter la vache » avait
t'elle dit à Javier, et sans attendre la réponse, s'était placée.
Les vaches sortent ici
éperdues de colère, avec peu de volume, mais une fureur
impressionnante. Maria avait levé sa cape à deux mains, la
balançant de droite à gauche pour vérifier si la vache la voyait,
puis lui a donné une première passe vers l'extérieur, puis l'a
reprise, « heyyyyyyyyy vaquita » de cette façon
"campera", privilégiant l'efficacité et la mise à l'épreuve de
l'animal. Après une série nerveuse, testant chaque fois un coté de
l'animal, elle lui fit un "recorte" violent, pour l'arrêter.
Les flancs de la vache, éperdue de colère, battaient en soufflet; Maria reprenait son souffle aussi, la regardant immobile et
réajustant doucement sa prise de cape.
à suivre, un jour!